L'importance des forêts primaires pour notre planète
Les forêts primaires existaient avant l’apparition de l’homme sur la planète. Elles ne sont plus majoritaires aujourd’hui dans le monde, et, mise à part une petite surface préservée en Pologne, absentes du continent européen. Considérant leur importance capitale pour la biodiversité, le biologiste Francis Hallé milite pour le retour de la forêt primaire en Europe, un projet pour le moins ambitieux, car étalé sur près de dix siècles.
Qu’est-ce qu’une forêt primaire ?
Une forêt est considérée comme primaire lorsqu’elle n’est pas exploitée et défrichée par l’homme. L’apparition des forêts sur la terre remonte à la période du Dévonien, il y a 380 millions d’années. Elles demeurèrent primaires jusqu’à l’apparition de l’espèce humaine il y a 300 000 ans. L’homme profita alors immédiatement de ses ressources en bois, baies, champignons, feuillages, etc. Il brisa simultanément l’équilibre naturel de la faune par la chasse.
Pour qu’une forêt affectée par l’exploitation humaine redevienne primaire, il faut compter sept siècles en zone tropicale ou équatoriale, en raison de la pousse rapide tout au long de l’année, et dix siècles dans les zones tempérées où l’hiver interrompt la pousse. La durée nécessaire est logiquement moindre si l’on se base sur une forêt secondaire plutôt que si l’on part d’un sol nu.
Les répercussions de l’intervention humaine
Nous ne mesurons pas toujours le nombre et les répercussions des interventions humaines dans nos forêts. Elles sont défrichées et le bois mort est évacué ; elles subissent des coupes partielles ou totales (coupes blanches) dans certaines parcelles qui sont suivies de plantations, avec des essences pas toujours locales. Des camions et engins divers les traversent pour évacuer le bois mort et le bois coupé, d’où l’entretien de sommières. La biodiversité est dégradée, ce qui affecte le paysage et la faune qui peuple les bois.
À l’exception de la forêt Bialowieza, les forêts primaires d’Europe ont toutes disparu avant 1850. Cette date n’est pas anodine, car elle correspond à celle de la révolution industrielle qui débuta vers 1760 et s’acheva vers 1840. Ce processus historique fit basculer une société à dominante agraire et artisanale vers une société commerciale et industrielle.
Bialowieza, dernière forêt primaire d’Europe
Seule la forêt Bialowieza située au nord-est de la Pologne est considérée comme une forêt primaire en Europe. Cet espace naturel exceptionnel — classé au patrimoine mondial par l’UNESCO en 2014 — occupe 125 000 hectares au total, dont moins de 4 000 hectares sont considérés comme primaires.
Cette réserve naturelle compte près de 20 000 espèces d’insectes et plus de 200 spécimens d’oiseaux. Les loups et les lynx trouvent ici un refuge unique où ils côtoient les derniers bisons à vivre en liberté en Europe et dont on estime la population à 600 individus.
Plus de 100 000 touristes viennent ici admirer ce prodige de la nature. Il n’est toutefois pas question de flâner librement, car la nature doit être préservée. Accompagnée d’un guide, votre promenade se trouve restreinte à un cheminement sur quelques sentiers.
Quiconque est habitué à se promener dans les forêts de France ou d’Europe est d’emblée surpris par l’environnement. Dans la forêt de Bialowieza, le bois mort n’est pas ramassé et nulle coupe n’y est organisée. La décomposition des arbres enrichit considérablement le sol et génère une couche d’humus incroyablement profonde. L’eau se trouve par conséquent retenue, ce qui offre à la flore une qualité de vie hors du commun qui lui permet de s’épanouir librement.
Les défenseurs de la forêt de Bialowieza veillent sur leur sanctuaire, car, bien que protégé par l’UNESCO, les autorités de la Pologne ont procédé à d’importantes coupes en 2016 et 2017, assez proches de la partie primaire. Le prétexte fut la lutte contre un coléoptère qui s’attaquait aux arbres, et menaçait donc la survie de la forêt. La Cour de justice européenne ordonna à la Pologne l’arrêt des coupes.
Pour éviter que de nouvelles coupes soient planifiées dans les années à venir, l’UNESCO envisage de placer la forêt de Bialowieza sur la liste du patrimoine mondial en péril.
Quel est l’intérêt d’une forêt primaire ?
L’Europe est le seul continent de la zone tempérée à n’avoir pas su conserver de forêt primaire sur une grande surface, contrairement aux autres pays : États Unis, Canada, Chili, Russie, Chine, Japon, Afrique du Sud, Australie et Nouvelle-Zélande. Pourtant, sa valeur écologique s’avère capitale. Son intérêt est majeur pour parer le réchauffement climatique et absorber notre haut niveau d’émissions de gaz à effet de serre en captant le CO2, créant une réserve de biodiversité, reconstituant des ressources hydriques, etc.
1 — La lutte contre le réchauffement climatique
La forêt constitue une parade contre le réchauffement climatique, grâce à sa capacité de décarbonation. Celle-ci est la conséquence de la « respiration » des arbres, ainsi que le stockage du carbone dans le sol.
2 — La constitution d’un réservoir de biodiversité
Livrée à elle-même, la nature reconstitue un équilibre entre la faune et la flore, devenant alors un réservoir de biodiversité. Les petits et grands mammifères retrouvent un environnement accueillant, tout comme les insectes et petits animaux divers, vivant dans les cavités, les sols, les retenues d’eau, etc. La flore se diversifie, permettant le retour d’une immense variété d’espèces végétales.
3 — La création de ressources hydriques
Nous maîtrisons mal la régulation hydrique, alors que l’eau est essentielle pour toute forme de vie. La forêt primaire participe efficacement à la régulation du climat et profite des précipitations pour stocker l’eau.
4 — Favoriser le développement territorial et la recherche
La présence d’une forêt primaire est un retour aux sources bénéfique pour tous. Alors que les hommes sont toujours plus nombreux à vivre en ville, elle constitue un espace pédagogique, rappelant l’importance capitale de la nature pour la survie de la planète.
Enfin, les scientifiques bénéficient d’un espace privilégié pour poursuivre des recherches dans divers domaines : biologie végétale et animale, botanique, pharmacologie, etc.
Le projet de Francis Hallé : constituer une forêt primaire en Europe sur 70 000 hectares
Né en 1938, Francis Hallé est un botaniste et biologiste français, spécialiste de la dendrologie, l’étude scientifique des arbres. Il s’est depuis longtemps imposé comme l’un des plus grands spécialistes des canopées des forêts tropicales qu’il a passé sa vie à étudier, du Vanuatu à la Guyane, en passant par le Laos et le Gabon. Il a créé en 2019 l’association Francis Hallé pour la forêt primaire afin de mener à bien son objectif de reconstituer une forêt primaire d’ampleur en Europe de l’Ouest.
De l’aveu même du biologiste, son projet s’avère ambitieux, avec une surface totale de 70 000 hectares, mais surtout en raison de sa durée qui s’étend sur plusieurs siècles. Il convient de laisser le temps à la forêt existante d’évoluer de façon autonome, sans aucune intervention humaine. Progressivement, la nature reprendra ses droits. Elle développera et renouvellera sa faune et sa flore, recréant l’équilibre qu’elle connaissait avant l’arrivée de l’homme.
Où fonder cette forêt primaire européenne ?
Francis Hallé et ses équipes réfléchissent à l’endroit idéal pour fonder cette forêt primaire européenne. Leur objectif est de trouver une zone transfrontalière entre la France et un autre pays. Il importe de ne pas se limiter à notre territoire national pour des raisons de stabilité et de sécurité. Le but est de profiter de la puissance des lois à l’échelon européen. La preuve de cet atout a été apportée par l’intervention de l’Europe pour arrêter la destruction programmée de la forêt Bialowieza.
Le temps long sera respecté, laissant les arbres et le reste de la flore se développer à leur rythme naturel. Cela signifie une pousse durant cinq à six mois de l’année, car, dans notre zone tempérée, la nature fait une pause chaque année pendant l’hiver et toute la saison froide.
L’association de Francis Hallé reconnaît en être encore à la première étape du projet, car aucun lieu n’a encore été défini. Toutefois, se baser sur une forêt secondaire est un objectif privilégié, car ce sont au moins deux siècles gagnés avant que la forêt puisse être réellement considérée comme primaire. Francis Hallé estime que six siècles au moins seront nécessaires.
Deux sites sont actuellement à l’étude, l’un dans les Ardennes, l’autre dans les Vosges, ce qui permet d’être à la frontière avec l’Allemagne et la Belgique.
Comment se déroulera l’expérience ?
Lorsque le lieu sera enfin délimité, l’expérience pourra commencer. Dans un premier temps, les arbres dits pionniers mourront naturellement. Leur décomposition enrichira le sol et favorisera la diversité des champignons et des insectes.
De nouveaux arbres pousseront naturellement, sans plantations planifiées par l’homme. Sous nos latitudes et en fonction des espèces déjà présentes, les premières essences seront principalement celles de tilleuls, érables et frênes. Le cycle naturel de la pousse des arbres sera ainsi enclenché.
La présence naturelle des cerfs, chevreuils et sangliers sera complétée par la réintroduction artificielle des ours et des bisons. Ces animaux pourront profiter des clairières et chablis naturels. Les chablis sont des groupes d’arbres ayant été brisés ou déracinés par les aléas climatiques (orage, vent, pourriture, vieillissement, etc.). C’est à cette période que pourront se développer avantageusement les chênes et les hêtres. La forêt pourra croître en hauteur et voir sa faune et sa flore s’équilibrer.
La partie pédagogique et touristique du projet de forêt primaire en Europe
Pour que la forêt puisse être considérée comme primaire, aucune intervention humaine ne doit être autorisée, sans un contrôle très strict. Des processus respectueux seront mis en place pour que les scientifiques puissent accéder à certaines sources pour étudier le développement de l’écosystème.
Par ailleurs, ce lieu est aussi destiné à proposer une expérience touristique, mais toujours didactique. La création de passerelles de bois est à l’étude. Elles pourraient se situer à 50 centimètres au-dessus du sol, comme dans les grands parcs Américains, pour permettre aux amoureux de la nature de déambuler et de s’émerveiller sur les prodiges dont est capable la nature. Grâce à ces passerelles, le sol serait préservé, car elles éviteraient le tassement de l’humus et l’écrasement de la flore et de ses racines.